Traversant la promenade ombragée de jeunes arbres qui entourait le palais de la Bourse, les trois hommes allèrent s’attabler dans un café proche. Le soleil avait chauffé la place pendant la journée, mais pas assez pour qu’ils s’installent dehors. Ils gagnèrent l’intérieur, repère des courtiers, agents de change et autres populations qui s’enrichissaient ou se ruinaient quotidiennement dans l’énorme bâtiment en face.

Le bras de François et sa canne n’avaient pas été de trop pour aider Champoiseau à traverser la place et à encaisser l’émotion provoquée par la proposition de Charles Lefebvre.
– Vous m’avez bien eu, Fortuné ! Si j’avais su…
– J’ignorais qu’il allait vous faire cette proposition, je vous le promets ! Mais je l’approuve grandement et j’espère que vous accepterez.
– Que dites-vous ! Je suis presque aveugle, je ne suis même pas présentable, je suis vieux et usé…
– Vous êtes encore un grand monsieur, intervint François. Écoutez-nous. Souvent, les autres sont meilleurs juges que soi-même.
– Tu deviens philosophe, François ? s’amusa Fortuné.
Ils rirent quelques instants. Fortuné en profita pour regarder alentours si quelques-uns de ses collègues prenaient du bon temps dans le café après leur journée de travail. Il aurait eu plaisir à en retrouver certains, mais il se méfiait aussi de plusieurs autres. Il ne vit personne de connu.
– Avant tout, Pierre, levez un mystère : comment avez-vous appris que Théo avait été interrogé il y a une semaine par la police ?
– Huit jours plus tôt, vous vous en souvenez, nous étions réunis chez Baratte pour un dîner comme j’en fais rarement. J’ai encore sur le palais le goût de ces truites – était-ce bien des truites ?… Oui, c’était bien des truites – et du délicieux vin de Loire qui l’accompagnait… Bref, j’ai été troublé lors du repas par le silence de notre ami Théo, comme si l’altercation entre cette femme, Raphaëlle, et le patron de La Grande Licorne, l’avait profondément choqué quelques instants auparavant.
– Oui, dit Fortuné, je l’ai remarqué également. Mais quand nous l’avons questionné à ce sujet, il a feint l’indifférence…
– C’est tout à fait ça, il a feint. Moi qui ne vois plus bien, je suis d’autant plus sensible aux intonations et aux sentiments. Ce que Monsieur Lefebvre vient de relater au sujet de ce John Fielding est tout à fait vrai. Moins je vois, plus les émotions restent gravées dans ma mémoire. Les deux fois où Théodore a parlé de cette femme pendant le dîner, j’ai perçu chez lui une grande violence – qu’il a peut-être réussi à masquer. À un moment, il a dit sur cette femme quelque chose comme « comment peut-on supporter de travailler dans des conditions pareilles ! » Cela ne vous a pas alerté ?
– Pas particulièrement, répondit Fortuné. C’est une réflexion naturelle après avoir assisté à un tel incident…
– Eh bien moi je l’ai senti ébranlé de l’intérieur, comme si un lien l’unissait à cette femme…, ou comme s’il était responsable de sa situation d’une façon ou d’une autre.
– Je ne vous suis pas…
– Ce que j’essaie de vous dire, c’est que j’ai eu l’impression que Théodore connaissait déjà l’homme ou la femme, ou les deux.
Tout à coup, le monde devenait très complexe pour Fortuné… Ou bien était-ce Champoiseau qui se montait tout seul la tête ?…
– Où cela nous mène t-il, Pierre ? Et je ne vois pas par quel hasard nous nous serions trouvés ce jour-là devant ce restaurant juste au moment où son patron corrigeait sa femme de service…
– Sauf si Théo nous a conduits dans cette rue à dessein… Souvenez-vous, c’est lui qui nous a guidés jusqu’au café en face du restaurant… En réalité, je pense que ce jour-là, il voulait passer là… Bref, j’ai trouvé tout cela suffisamment bizarre pour laisser traîner ensuite des yeux et des oreilles à La Grande Licorne et alentours… en la personne de François et d’un de ses amis, qui se sont relayés pour en apprendre le plus possible. Cela n’a pas duré longtemps, car il a fermé deux jours après l’exécution de Fieschi. Mais c’est ainsi que François a découvert une semaine plus tard qu’un commissaire interrogeait les gens du quartier et avait mis la main sur Théo et sur cette femme… Voilà, vous savez tout, Fortuné !
– Je vois… Peut-être aussi que si François et vous avez été si rapides pour enquêter aujourd’hui sur « Madame Andrésy », c’est que vous en saviez déjà un rayon sur son compte ?…
Champoiseau était gêné. François posa sa main sur la sienne et dit :
– C’est vrai, Monsieur Fortuné, nous ne vous avons pas tout dit. Nous attendions d’en savoir plus pour vous en faire part. D’abord, si ça se trouve, Raphaëlle n’est même pas son vrai prénom, mais c’est sous celui-là que des habitués de La Grande Licorne la connaissent. Certains ont prétendu qu’elle se prostituait sur les boulevards.
– Peut-être, poursuivit Champoiseau. Une femme, en tout cas, qui proposait parfois ses services aux clients de la Grande Licorne.
– Et à Poisneuf ? questionna Fortuné.
– C’est probable, mais personne ne nous l’a confirmé.
– Et… à Théodore ? interrogea t-il encore.
– Nous l’ignorons.
– Je me demande, dit Fortuné, si Théo connaît la véritable identité de cette femme. Nous étions ensemble ce matin à la Morgue. Il n’a pas réagi quand le commissaire a parlé d’une Madame Andrésy. Et maintenant, Dieu seul sait quand il va réapparaître !… Les gens que vous avez interrogés savent-ils où loge cette Raphaëlle ?
– Quelques-uns ont dû profiter de ses charmes dans un garni des environs, mais ils se sont refusés à nous le dire.
– Et elle n’a pas réapparu dans le quartier après la fermeture du restaurant ?
– Apparemment, personne ne l’y a revue…, dit Champoiseau. Nous interrogeons régulièrement les uns et les autres. Cette disparition est vraiment un mystère. Je ne comprends pas bien pourquoi cette femme reste invisible. Que craint-elle ?… Autre chose intéressante, aucun des voisins de La Grande Licorne que nous avons interrogés aujourd’hui n’a été convoqué par la police pour identifier le corps exposé à la Morgue. Vous ne trouvez pas cela bizarre ?
– Si, répondit Fortuné. Mais le commissaire a sans doute aussi d’autres affaires à traiter… Il les convoquera peut-être plus tard…
Il pensa tout haut :
– Nous pourrions l’interroger, lui, sur l’adresse de Théodore. Il a bien réussi à le trouver pour le convier à la Morgue !
– Bonne idée, dit Champoiseau. Filons au poste de police !
– Allons-y, renchérit François. Il commence à se faire tard, mais il est peut-être encore au travail !

Le commissaire observa d’un drôle d’œil les trois hommes pénétrant dans son bureau. Il ne les fit pas asseoir, s’excusant de n’avoir guère le temps de les recevoir.
– Monsieur le commissaire, dit Fortuné. Je souhaiterais seulement connaître l’adresse de la dame Andrésy dont vous nous avez parlé ce matin à la Morgue.
– Je n’ai pas qualité pour vous la donner, monsieur, répondit le policier d’un ton sec. Pourquoi la recherchez-vous ?
– Mon ami monsieur De Neuville et moi souhaitons savoir si elle se porte bien.
– Je n’en sais rien et ce ne sont pas mes affaires.
– Dans ce cas, nous vous prions de nous excuser, commissaire, et vous souhaitons une bonne soirée.
– Salutations, conclut le policier en raccompagnant les trois hommes et Hugo.
François tira Fortuné par la manche :
– Pourquoi vous ne lui demandez pas où demeure Théodore, s’il le sait ?
– Il me rirait au nez : Théo est mon ami, je suis supposé connaître son adresse ! De toute façon, ce commissaire n’est pas très coopératif…
– Je me mets à sa place, dit Champoiseau. Il ne nous connaît pas. Pourquoi nous ferait-il confiance ?
– Pourrions-nous interroger mademoiselle Corinne ? demanda François.
– Elle serait bien la dernière à connaître son adresse ! s’exclama Fortuné. J’ai aussi questionné plusieurs fois Allyre. Il ne sait rien… Comme Théo ne veut pas dire où il habite, la prochaine fois que nous le voyons, il faudrait le faire suivre par une personne qu’il ne connaît pas. En attendant, je reste sur ma faim. Un patron de restaurant dont on ne sait pas au juste s’il est vivant ou mort, une femme qui disparaît… Au milieu de tout cela, notre ami Théodore dont le comportement nous échappe et un commissaire qui semble gober tout ce qu’il dit…

Quand, ayant retrouvé Héloïse, Fortuné lui raconta les événements de l’après-midi, la jeune femme eut un commentaire qui le laissa sans voix :
– Théo et le commissaire sont de mèche.
– Comment veux-tu ?… Dans ce cas-là, pourquoi l’aurait-il interrogé au vu et au su de tout le monde ?…
– Je ne sais pas. Il y a quelque chose de pas clair dans cet interrogatoire. Et ça paraît bien les arranger tous les deux que cette histoire semble maintenant terminée.
De toute façon, avec Théo, il fallait être prêt à toutes les hypothèses.